Le secret du temps-1
C'était un jour ensoleillé d'hiver. L'air était vif et me mordait les joues et le bout des doigts. Enfoui dans mon vieil anorak, je pestais contre mon père. Il m'avait envoyé dans une rue bondée de jour comme de nuit avec pour seule consigne de me rendre à l'adresse qu'il m'avait écrit sur un rectangle de papier.
J'avais tout juste treize ans ce jour-là, et pour tout cadeau, j'avais été chassé de chez moi avec ordre de me rendre chez la sorcière. Suspicieux, je regardai ma destination : une maison banale, encastrée entre deux autres masures. Rien d'attirant. Mais d'après mon père, tout l'intérêt était à l'intérieur. Me décidant soudain, je frappai au battant. Sans résultat.
Hésitant, j'appuyai sur l'interphone. Aussitôt, une voix peu amène me répondit :
« Les serviteurs entrent sans frapper, c'est marqué sur la porte. »
Je restai, interloqué, sur le seuil. Le battant s'ouvrit de lui-même.
« Quand tu veux pour rentrer, ne te presse pas surtout. J'ai tout mon temps. »
Le ton de la voix, plus sarcastique que ça ne devait être permis, me dissuada de rester dehors.
« Tu vois, quand tu veux ! »
A ma grande surprise, il n'y avait personne en vue.
« Euh… Bonjour, il y a quelqu'un ? »
Ma voix résonna dans le corridor. Enfin, j'eus une réponse :
« C'est qui ?
_Simon. Simon Vital. Je viens pour…
_Je sais, je sais. Tu as un jour de retard, je ne t'attendais plus.
_Un jour de retard ? Mais… C'est aujourd'hui mon anniversaire ! J'ai treize ans !
_Je me suis peut-être trompée, alors… Peu importe. Rejoins-moi au salon, Simon. »
Déjà, j'étais charmé par la voix. Une sirène ou une fée aurait pu en avoir une semblable. Etait-ce vraiment une sorcière ? Je grimaçai : vu son amabilité, pas de doute.
« Tu es perdu ? »
Je sursautai.
« Euh… Où est le salon ?
_J'arrive. »
Un rire léger fait trembler l'air autour de moi. J'allais bientôt la voir. Je songeais en souriant aux sorcières des contes de fées. Vieilles, laides, avec une verrue sur le nez. Mon père m'avait bien fait comprendre que les vraies sorcières ne ressemblaient pas à ça mais j'avais du mal à les imaginer autrement.
Mais si j'avais cru aux contes de fées et aux carabosses, j'aurais sans doute pris la jeune femme pour un ange.
« Bonjour Simon. Je suis Maud.
_Bonjour… Maud. »
Elle sourit devant mon trouble.
« Un problème ?
_Vous n'êtes… Pas…
_Vieille, moche et mauvaise ? »
Je rougis. Lisait-elle dans mes pensées ?
« Ton père ne t'a pas tout dit, n'est-ce pas ? »
Papa… Je le maudis une énième fois. Maud éclata de rire puis reprit son sérieux.
« Le respect des traditions se perd… Première règle ?
_Je ne suis ici que pour vous servir et tout ce qui sort du contexte de la servitude n'a pas lieu d'être.
_Bien. Il y a une autre règle : le tutoiement. J'ai parfaitement conscience de ma vieillesse. Inutile de me rappeler que j'ai plus de cent fois ton âge
_D'accord. »
Satisfaite, elle tapa dans ses mains.
« Au boulot ! »
Déjà ? Je venais juste d'arriver et elle voulait déjà me faire travailler ? Feignant une assurance que j'étais loin de ressentir, je passai un doigt sur un meuble, traçant un sillon propre dans l'épaisseur de poussière qui recouvrait le bois :
« Et que devrais-je faire ? Le ménage ?
_La maison se charge de ça. Tout comme elle se charge de conserver les sceaux sur les meubles qui contiennent des choses dangereuses.
_Les sceaux ?
_La poussière, comme tu dis. »
Je fis un bond en arrière. Maud laissa échapper un rire et passa la main sur la surface du bois. La poussière que j'avais enlevé se remit en place, comme avant. Renonçant à poser les quelques milliers de questions qui me brûlaient les lèvres, je la suivis à travers la maison. Maud me guida dans des pièces sombres et mal aérées, le long de couloirs immenses. Puis elle s'arrêta devant une porte bleue lavande et me jeta un coup d'œil.
« Commençons par t'installer. »
D'un geste théâtral, elle poussa le battant, dévoilant à mes yeux une pièce curieusement ronde, haute de plafond et pauvrement meublée. Un lit défoncé, une armoire bringuebalante et une commode défraîchie occupait l'espace. Malgré l'austérité de l'endroit, je fus immédiatement séduit par la vue que m'offrait l'unique fenêtre. Excité comme un gosse à Noël, je me retournai afin de remercier Maud. Elle était déjà partie. Sur le seuil, une épaisse feuille de papier jauni pliée en quatre m'attendait. Le plan. Mon père m'avait dit que je devrais l'apprendre par cœur.
Pour l'instant, je décidai de ranger mes maigres bagages dans les meubles prévus à cet effet. Je fourrai sans ménagement mes vêtements dans l'armoire, posai une lampe de poche sur la commode, tentai de remettre le lit d'aplomb et installai quelques livres dans les tiroirs utilisables. L'un d'entre eux était fermé à clef. Il me faudrait le débloquer plus tard.
Ensuite je m'assis à même le sol pour étudier le plan tout à mon aise. Je fus rapidement découragé : la maison était immense, les pièces nombreuses. Impossible à mémoriser. Du moins pour l'instant.